Ceux qui fréquentent assidûment le théâtre Saint-Louis se trouvent probablement dans le même état d’esprit que l’est Juliette Deschamps lorsqu’elle parle de cette salle centenaire : ils lui trouvent un côté attachant, cela malgré (grâce à ?) ses dorures un peu passées de mode et ses angelots roses qui, partout sur les balcons et sur la coupole, folâtrent et papillonnent… Est-ce ce decorum académique second empire qui inspire à ces spectateurs l’envie d’y revenir ? C’est une probabilité qu’il ne faut pas écarter, mais qui expliquerait mal pourquoi une telle file d’attente s’est formée devant l’Hôtel de ville de Pau le 25 juin dernier…
Pour éclairer la raison de cette foule, on pourrait préciser que ce jour était celui de l’ouverture des ventes de la saison Théâtre à Pau, et que celle-ci, pour sa troisième année d’existence, a même été contrainte de limiter le nombre de ses abonnés pour que les huit spectacles proposés n’affichent pas tous complet avant que le premier d’entre eux ne soit joué. Voilà qui a de quoi réjouir sa programmatrice Juliette Deschamps, que le Mag a eu le plaisir de rencontrer quelques jours avant que ne se donne au Saint-Louis Le Triomphe de l’Amour, pièce de Marivaux mise en scène par Denis Podalydès…
L’arrivée de Juliette Deschamps à Pau tient du heureux hasard : il y a quatre ans environ, elle répond à une invitation strictement personnelle et désintéressée qui lui est faite par deux amis de longue date, Fayçal Karoui et Frédéric Morando [ndlr : respectivement directeur musical et directeur artistique de l’Orchestre de Pau], à venir découvrir la capitale du Béarn qu’elle ne connaît alors que de nom.
Elle profite de cette virée pour constater, de ses propres mots, « le formidable travail engagé par l’Orchestre, la relation qu’il est parvenu à instaurer avec son public et l’exigence musicale de son projet; pensons en particulier aux commandes contemporaines qu’il passe chaque année à des compositeurs ». Un soir de ce voyage, alors qu’ils prennent un verre en sortant d’un concert de l’orchestre, Frédéric Morando partage avec elle un constat que tous les Palois un tant soit peu piqués de culture connaissent : c’est qu’il n’y a, hors quelques rares rendez-vous théâtraux proposés par Espaces Pluriels et le travail de quelques associations locales, aucune véritable programmation théâtrale, structurée, à Pau, et que cela fait défaut à la ville. Sur un coin de table, Juliette Deschamps esquisse à grands traits les premières lignes d’un projet possible visant à corriger cette carence ; c’est ce billet qui atterrira quelques jours plus tard sur le bureau de François Bayrou, séduira l’intéressé, et fera de Juliette Deschamps la nouvelle programmatrice de la saison «Théâtre à Pau ».
Avant cela, si elle n’eut jamais précédemment à assumer la fonction de « programmatrice », la vie personnelle et la carrière professionnelle de Juliette Deschamps l’ont, de fait, fermement affiliée au monde du théâtre, de l’opéra et du cinéma. Côté famille, elle a de qui tenir : son père, Jérôme Deschamps, et sa mère, Macha Makeïeff, sont deux noms importants de la comédie à la française, mieux connus du grand public pour être les deux créateurs des Deschiens. Cette ascendance, naturellement, lui a été aussi facilitatrice qu’embarrassante ; elle conduit d’abord Juliette Deschamps à suivre des études de philosophie et de lettres afin de s’éloigner un peu des sentiers tracés par ses deux parents. En parallèle toutefois, elle se présente à quelques castings pour le cinéma, et décroche un petit rôle dans Lautrec de Roger Planchon. « Je crois que je n’étais pas une très bonne comédienne mais j’ai adoré l’expérience de ce tournage. C’est ce qui m’a destiné à la mise en scène ; bien que jeune actrice, et avec tout le respect que je devais à Roger Planchon, j’avais la critique un peu facile : « mon costume, vous êtes sûr que ça va ? » ; « Mon texte, j’ai du mal à le dire… » ; « Vous ne trouvez pas que s’il était en amorce ça serait mieux ? » Planchon a fini par me dire : « écoute, moi je crois qu’il faudrait que tu fasses de la mise en scène en fait! » Ça a démarré comme ça… »
Si c’est par ce trait humoristique qu’elle relate l’origine de son implication dans la création théâtrale, il n’empêche que Juliette Deschamps est d’abord une artiste. Elle est même, plus précisément, une artiste qui, une dizaine de fois par an, accueille d’autres artistes. Ce n’est pas particulièrement inhabituel : il existe en France une quarantaine de structures que l’on nomme Centres Dramatiques Nationaux, dans lesquels statutairement les directeurs(trices) sont des metteur(e)s en scène usant de leurs lieux comme espace de diffusion et de résidence, servant notamment à concevoir leurs propres spectacles. Rien d’étonnant donc à ce que la pièce qui ait ouvert, il y a quatre ans, la programmation de « Théâtre à Pau » ait été une des créations de Juliette Deschamps : pour mémoire, c’était A Queen of Heart, spectacle musical avec Rosemary Standley, la magnifique chanteuse du groupe Moriarty. Depuis, les spectateurs palois ont pu découvrir, chaque année, une nouvelle proposition de Juliette Deschamps. En 2016-2017 : Sarah Bernhardt Fan Club, comédie emmenée par la troupe russe du théâtre de Perm rendant hommage au « monstre sacré » du théâtre français de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. En 2017-2018 : Un songe d’une nuit d’été, spectacle composé d’images tournées en Angola sur la musique de Mendelssohn (jouée pour l’occasion par l’Orchestre de Pau). Et en janvier 2019 donc, sa dernière création en date : The Tragedie Of Dido. Il faut dire quelques mots de cette pièce, puisque c’est celle que de nombreux Palois se préparent à découvrir dans quelques semaines ; comme Un songe d’une nuit d’été, il s’agira d’un vidéo-mix, c’est-àdire d’images mixées en direct (par Juliette Deschamps elle-même) pendant le temps de la représentation. Celles-ci ont toutes été tournées dans les ruines de l’antique Carthage, la ville dont Didon fut la reine légendaire ; elles mettent toutes en scène des comédiens néophytes, habitants des quartiers de Tunis que Juliette Deschamps a choisi de mettre derrière sa caméra.
À ce jour la création filmique est muette, mais (l’on vous met dans la confidence puisque Juliette Deschamps s’en est livrée au Mag) il est possible que la performance soit accompagnée, à Pau, d’un comédien qui récitera des extraits de la pièce du britannique Christopher Marlowe (Didon, Reine de Carthage) et de L’Énéide de Virgile. Il est certain, par ailleurs, que les deux représentations paloises verront la participation musicale du pianiste jazz natif d’Orthez Paul Lay, qui se produira à la direction de son trio devant les images projetées… Pour en revenir à Juliette Deschamps, et pour conclure ce portrait, il convient de rapporter qu’elle n’a cessé, pendant l’entretien qu’elle a gentiment accordé au Mag, de louer la compétence de l’équipe avec laquelle elle travaille au Saint- Louis. Techniciens, service culturel de la Ville, chargés des budgets et de la logistique, sans oublier ceux qui au sein de sa propre compagnie l’épaulent : chacun a eu droit à ses sincères remerciements et à ses compliments élogieux.
Juliette Deschamps n’oublie pas que l’aventure à laquelle elle participe comme programmatrice n’est rendue possible que par un investissement collectif, qu’elle a pour rôle d’orchestrer et de coordonner. Au vu du succès de la Saison Théâtre à Pau de cette année, on ne peut que reconnaître que cet investissement collectif est payant ; il n’y a pas de raison qu’il ne le soit pas davantage à l’avenir… Aussi, Juliette, laissez- nous le plaisir de vous souhaiter la même réussite demain que celle qui est la vôtre aujourd’hui. On sait qu’au vu de l’engouement qu’a suscité la Saison en cours, on ne prend pas grand risque en vous la promettant…